IV
Le meunier n’est pas le seul qui s’éveille quand le moulin se tait. Les jours où la terre s’arrête et flotte au hasard des nuages, à la dérive, où chaque tic tac de pendule tombe sur l’heure sans l’user, comme une goutte d’eau sur l’airain, nous nous accoudons aux fenêtres, désorientés. Des chevaux qui n’allaient jamais qu’au pas, sachant que la terre marchait pour eux, galopent ; les vieillards se hasardent jusqu’à la mairie sans béquille, et lèvent les bras en l’air pour faire croire qu’ils ont le pied marin ; les jeunes filles se désenlacent et s’en vont par une, et elles s’interrogent, inquiètes, comme les passagères d’un bateau dont l’hélice est rompue. Le maréchal ferrant les rassure du regard, tandis que ses compagnons gesticulent, courent au soufflet et aux marteaux, et il semble que c’est dans sa forge qu’on fait les réparations.
Moi, j’attends, sans impatience. Elle repartira. Voyez : le facteur passe, alors qu’il a du retard par le moindre gel. Voyez, la nuit s’affaisse, de si haut qu’on voit les étoiles alors qu’il fait jour, une nuit de demi-deuil, à peine tiède, et qui vous émeut sans vous émouvoir, comme la mort d’un cousin que vous n’aimez pas, mais dont vous héritez. Ma vieille terre repartira : elle repart. Les feuilles des trembles, qui tournaient tout à l’heure leur dos d’argent vers le ciel, refrétillent et nageotent à nouveau dans le courant d’air ; les jeunes filles s’appuient au bras des jeunes gens et cependant n’en vont pas plus vite ; et quelque chose bourdonne qui n’est pas la scierie ; et MmeRoban, la femme du notaire, qui avait profité du calme pour faire de la bicyclette, vacille, perd la tête, puis son chapeau, puis les pédales, et tombe, résignée, ayant à peine roulé cent pas, au pied d’une borne ironique qui marque cinquante-sept kilomètres.
Estelle, naturellement, a raté la bonne occasion. La voilà seulement qui frappe. Elle entre demain au couvent, et vient faire ses adieux à notre gouvernante. Elle est presque consolée.
– Je ne sais pas, dit-elle, mais je crois qu’ils me laisseront user mes robes, et je mettrai mon chapeau neuf pour les offices. Vous pensez bien que je ne me laisserai pas couper les cheveux.
Nous lui offrons une goutte de cognac. Elle le sirote, posant et reprenant son verre à chaque seconde. Un vent sec envoie jusqu’à notre fenêtre et jusqu’à elle l’ombre des ormes. Mais l’ombre ne prend pas sur sa robe, pas plus que l’eau sur les canards, pas plus que la tristesse sur son cœur et elle nous sourit sans raison, ensoleillée à battre.
– Au fond, reprend-elle, j’aurais dû apprendre l’harmonium. La duchesse m’envoyait tous les jeudis M. Celor, de Bourges. Mais je ne tapais que sur les notes fausses. Puis, il s’endormait en arrivant et se réveillait bien juste pour partir. C’est alors qu’on essaya de me faire chanter l’Ave Maria du musicien qui est plus célèbre que tous les autres ; de cette façon j’aurais été utile dans la paroisse même et je ne serais pas entrée au couvent. Mais les airs m’entrent dans la tête par une oreille, et sortent par l’autre.
Et elle continue ainsi son acte de contrition, heureuse de se trouver coupable, comme on l’est, au jour de l’examen, de découvrir des fautes dans la dictée qu’on relit. Mais, après chaque aveu, elle reprend son verre, y goûtant à peine. Elle plisse ses lèvres à croire qu’elle boit du vinaigre, et sur sa robe le soleil pétille comme si l’on y avait jeté du sel, et son chien, qui aspire l’air, éternue, et il semble que ce soir la nature produise d’elle-même l’huile, le poivre et les assaisonnements, comme là-bas, sur la Méditerranée. Estelle redemande du sucre et parle encore.
– Pour Rome, achève-t-elle, je crois bien que le voyage est fait. La duchesse n’en a plus parlé, et ce qu’elle veut, elle le veut. Voyez, elle a fait bâtir l’Hôtel du Sacré-Cœur en plein terrain communal ; elle a renvoyé à l’asile départemental les idiots que Beaume avait en pension, sous prétexte qu’ils effrayaient ses pèlerins. Tout le monde les regrette, c’est de l’argent perdu.
Ils étaient partis en bande, ce matin, nous interrogeant de leurs yeux inquiets, car ils se refusaient vraiment à croire qu’ils étaient guéris. Dodu, qui ne dansait que pour deux sous, avait dansé gratis au pas de chaque porte, et Jean la Dentelle ne battait plus le tambour sur la casserole qu’il avait volée à la queue de quelque chien.
– D’ailleurs, ajoute Estelle, on m’a dit qu’il fait si chaud en Italie. Et, quand j’ai chaud, si je ne peux pas me mettre en camisole, je ne vaux pas cher.
Elle se lève et je l’accompagne jusqu’à la porte. Mais pourquoi, au lieu de m’embrasser, appuie-t-elle ses lèvres sur mon oreille en murmurant :
– Demain soir, à quatre heures, au couvent. Porte-moi la lettre que le fils Millet te remettra pour moi, avant la messe.
Et elle s’en va, la tête enfoncée dans les épaules, satisfaite au fond d’être Estelle, tandis que des oies, désespérées de n’être que des oies, allongent désespérément leur cou vers elle, sans pouvoir sortir de leur corps capitonné.
* * *
L’office terminé, les cinquante dominicaines sortirent de leur cellule et défilèrent par deux, leurs chapelets pour menottes. Je ne savais quel crime elles avaient commis ; elles avaient dû s’y prendre d’un coup, se lever à la même heure, et étrangler leurs cinquante maris. Mais aucune n’avait l’air de se repentir, en dehors des heures fixées par l’abbesse, et Sœur Sulpicia n’hésite guère à me tirer la langue. Pourtant, rien n’avait été épargné, à travers le couvent, pour leur rappeler leur honte et le péché des femmes. On n’avait planté dans le jardin que des pommiers, dont elles cueillaient les pommes, par pénitence, que des lys cernés et poudrés et des bosquets de lauriers roses. Dans l’enclos s’ébattaient tous les animaux qui servirent leurs fantaisies : un cygne, inquiet comme une boussole, et qui, parfois, la conscience lui revenant, tendait des minutes entières son cou vers le Nord ; un taureau, à la recherche d’une étoffe rouge, attendait qu’un orage chavirât les toits. Au ciel même, un aigle planait, et des rayons tombaient en lingots d’or autour d’elles.
Estelle passa ensuite, au bras de la supérieure, et sa cornette était de travers, comme le furent tous ses chapeaux. On se bousculait ; les pèlerins étrangers avaient obtenu la permission de visiter le couvent, avant la consécration, et ils se hâtèrent à la suite des élues. Je reconnus d’abord les Suissesses : elles allaient, majestueusement, et respirant pour tout le monde ; c’étaient de ces femmes que l’on désire par deux, et qui ne sont pas plus complètes, à une seule, qu’un beau cheval. Puis, gloussant, arrivèrent les Allemandes : la première passait devant, la deuxième allait derrière. Elles déchiffraient tout haut les devises, et affectaient de se parler français.
Mais je n’ai de regards que pour les deux Américaines qui s’acheminent, sans hâte, à la queue du défilé. D’abord l’immense Miss Zesbra, avec sa robe à je ne sais combien d’étages, avec sa tête si haut perchée qu’il lui faut, pour nous apercevoir, des lunettes. Sans arrêt, sans raison, elle rit ; mais de là-haut son rire n’étonne pas, pas plus que le vent dans les faîtes toujours remuants des grands arbres. Je la plains, si, pour devenir riche, aux États-Unis, il n’y a qu’à se baisser et ramasser les pépites.
Mais Mistress Arline n’est que grande et n’est que belle. Elle n’a qu’un grain de beauté, de même que l’or pur n’a qu’un poinçon. Sa bouche est si petite que son sourire n’occupe pas tout son visage, et n’empêche pas ses yeux d’être tristes. Ils vous regardent, ils ne vous regardent plus, mais il vous semble qu’ils ne bougent pas et que c’est vous qui tournez. Parfois s’y dépose une brume, alors cela vous rappelle que l’Amérique est une île.
Elle a vu que je l’admire ; elle se penche ; des soies incomparables se froissent en mon honneur.
– Cher petit garçon, dit-elle, est-ce que vous m’aimez ? Venez au long de moi, et nous aurons du bon temps.
Une abeille voltige autour de sa bouche, puis s’éloigne, le corselet gonflé de dépit, car elle se trompait de ruche. Un chat perché, qui, sa ronde finie dans les champs d’absinthe et de menthe, se suçait délicieusement les pattes, la fixe, ronronne. Le fils Millet n’est pas venu et ne m’a rien fait remettre. Je m’en vais, le long de ces cloîtres qui enjambent précautionneusement le silence, à la chère main de Mistress Arline. Je lève les yeux vers le soleil, qui, Dieu soit loué ! est encore très haut, et je les rabaisse peu à peu vers ma compagne. Ils passent d’abord par le chapeau de Miss Zesbra, où le plus grand papillon du monde couve des chenilles ruchées ; puis par le colombier, d’où les pigeons gonflent et haussent amoureusement vers le soleil leurs jabots héliotrope, puis par une fenêtre, d’où l’on m’appelle désespérément : puis par les yeux de Mistress Arline, si tièdes et si brillants qu’on redoute d’y voir fondre la prunelle. Ayons du bon temps. Ne nous retournons pas. Ce ne peut être celle d’Estelle, cette tête sans cheveux, qui me sourit, là-bas, de la lucarne grillée, puis qui pleurniche, de n’avoir plus à me sourire.